Croissance économique
Croissance économique

Les moteurs de la prospérité économique

Croissance économique

De nos jours, nombreux sont ceux qui mènent un train de vie inimaginable pour les générations précédentes. Quelles forces se cachent derrière cette élévation du niveau de vie? Pourquoi ces forces ne se manifestent-elles pas partout de la même manière? Et que peut-on faire pour lutter contre la pauvreté qui est encore très répandue en certains endroits du monde? Nous nous efforçons d’apporter ici quelques réponses à ces questions passionnantes ainsi qu’à beaucoup d’autres.

Une chose est sûre : nous vivons dans un monde de différences – à de nombreux égards. Et ce qui vaut en général s’applique en particulier à une variable qui nous touche tous directement : la prospérité économique. Le revenu moyen suisse est par exemple huit fois supérieur à celui de la Bolivie et seize fois à celui du Kenya. L’illustration n°1 montre les différences de revenus à l’échelle mondiale en classant la population mondiale par ordre croissant du revenu annuel moyen. Il s’avère que les différences entre les revenus les plus bas et ceux les plus élevés au monde sont bien supérieures au multiple de 16. Même les différences entre les revenus moyens et supérieurs sont considérables.

La prospérité économique est une variable importante. Elle porte non seulement sur ce que « nous pouvons nous offrir », c’est-à-dire nos possibilités en matière de consommation, mais touche également d’autres grandeurs essentielles comme la santé, l’espérance de vie, l’éducation et la formation – peut-être même le bonheur des gens en général. Au regard de ces dimensions également, les différences sont importantes d'un pays à l’autre. Il va de soi qu’elles ne datent pas d’aujourd’hui. Elles peuvent même s’accentuer au fil du temps, comme en témoigne l’exemple de la Suisse. Selon une estimation, le revenu moyen en Suisse a ainsi été multiplié par huit au cours des 100 dernières années. L’illustration n°2 montre que cette progression s’est accompagnée d’un allongement de l’espérance de vie de près de 26 ans.

Comment s’expliquent ces différences énormes en fonction des pays et au fil du temps? Comment se fait-il que la Suisse d’aujourd’hui génère des revenus huit fois supérieurs à ceux de la Bolivie actuelle ou de la Suisse d’il y a une centaine d’années? Quels facteurs stimulent la croissance économique – c’est-à-dire ce processus qui génère des richesses au fil du temps? Lesquels la freine? L’économie s’occupe depuis longtemps déjà de ces questions essentielles et passionnantes, mais également très complexes. Le présent article résume l’état actuel des connaissances en la matière. Avant toute chose, une remarque importante : les réponses aux questions portant sur les sources de la croissance peuvent être apportées à des niveaux très différents. Cet article entend accompagner le lecteur pas à pas à travers trois de ces niveaux, du «haut» vers le «bas».

1. Niveau supérieur: revenus et production

Dans une économie, le revenu ne tombe pas du ciel – il doit être produit, mois après mois, année après année. Il y a donc un lien étroit entre revenus et production. Chaque franc dépensé pour l’achat de biens – marchandises (par ex. vêtements) et de services (par ex. fitness) – finit tôt ou tard dans un portemonnaie, par exemple comme composante d’un salaire ou d’un revenu du capital. La valeur globale de la production correspond donc à la somme de tous les revenus. Le revenu et la production sont les deux faces d'une même médaille. Les différences de revenus découlent de différences dans la production.

Le produit intérieur brut

La valeur globale de la production au cours d'une certaine période se mesure par le produit intérieur brut (PIB). La période considérée est souvent une année. Si le PIB évolue d'une année à l’autre, nous parlons alors d'une croissance positive ou négative, selon le sens de l’évolution. L’illustration n°3 montre l’évolution du PIB suisse entre 1970 et 2019. Au cours de cette période, le PIB a enregistré un taux de croissance moyen de 1,6% par an. Or, le processus de croissance n’a pas été continu: certaines années, le taux de croissance était supérieur à la moyenne, d’autres années, il était inférieur. Si le PIB avait progressé exactement de 1,6% par an, cela aurait donné la ligne de tendance rouge. Les écarts de l’évolution effective du PIB par rapport à cette tendance s’appellent des fluctuations conjoncturelles. Le présent article traite exclusivement de la tendance.

Si l’on divise le PIB par la taille de la population, on obtient le PIB par habitant – c’est-à-dire le revenu moyen. En conséquence, le PIB par habitant peut être considéré comme une mesure de la prospérité d'un pays. Cela nous donne déjà une première explication des grandes différences de richesses que nous observons dans certains pays au fil du temps. Elles traduisent le fait que la production s’est un peu partout accrue bien plus fortement au fil des années que la population. D'une manière générale, le revenu enregistre une hausse conséquente lorsque le taux moyen de la croissance du PIB par habitant – la croissance prévisionnelle – demeure positif sur une longue période. Voici d’autres chiffres concernant la Suisse. Tandis que le PIB de la période représentée par l’illustration n°3 s’est apprécié de 1,6% par an, le taux de croissance moyen du PIB par habitant se renforçait de 1,0% par an. La différence de 0,6% reflète la croissance de la population.

Le PIB à «l’ère du numérique»

Le produit intérieur brut est un concept des années 1940. Il a été élaboré pour «mesurer» une économie orientée sur la production de masse. À l’époque déjà, il était clair que ce concept avait des limites. En effet, il ne permet de refléter des améliorations de la qualité que de manière incomplète. Prenons l’exemple des smartphones: ils sont aujourd’hui bien plus performants et offrent davantage de fonctionnalités que par le passé, leur prix n’a pour autant que faiblement augmenté. En dépit d'une amélioration conséquente de leur qualité, la contribution de chaque appareil au PIB n’a pratiquement pas changé. En outre, le PIB ne tient pas compte des activités qui ne sont pas échangées sur le marché. Il s’agit par exemple du travail non rémunéré lié à l’assistance aux personnes (notamment la garde d’enfants). Avec l'essor des services numériques «gratuits» (par exemple, la recherche via Google, les réseaux sociaux, Wikipédia), ce problème s'est récemment aggravé. La manière de mieux mesurer les économies «numériques» du XXIe siècle donne donc lieu à un débat animé.

Le pouvoir de la croissance composée - The Power of Compound Growth

Une première explication de ces grandes différences de niveaux de vie actuellement observables entre les pays ressort de la discussion précédente: pendant plusieurs décennies, les pays occidentaux (par ex. la Suisse, les membres de l’UE, les États-Unis) ont enregistré des taux de croissance supérieurs à certains autres pays comme ceux d’Amérique latine ou d’Afrique. Les différences actuelles découlent de taux de croissance différents du PIB par habitant dans le passé. Il est intéressant de constater que des différences a priori minimes entraînent des effets considérables. Prenons un exemple chiffré.
Considérons deux pays qui affichent, au début, le même PIB par habitant. Si le premier enregistre maintenant une croissance de 4% par an en moyenne et le second de seulement 2%, alors le PIB par habitant dans le premier pays est deux fois plus élevé au bout de 36 ans – c’est-à-dire après une génération – que dans le second. Cela illustre le fait que le pays qui trouve le moyen ou la manière d’améliorer en permanence le taux de croissance du PIB par habitant d'un ou de deux points de pourcentage assure au bout d'un certain temps une croissance composée («compound growth») très importante.

Croissance inclusive

Lorsqu'une augmentation du revenu moyen s'accompagne d'une croissance à peu près équilibrée de tous les revenus, on parle de croissance inclusive. Or, nous observons que, dans certains pays, les revenus supérieurs ont enregistré une croissance plus forte que les revenus inférieurs au cours des 40 dernières années. Une telle croissance peu inclusive a entraîné une aggravation des inégalités de revenus dans les pays concernés. Les données relatives aux États-Unis, par exemple, montrent que depuis 1980 environ, la croissance a peu bénéficié à la moitié de la population aux revenus les plus faibles. En Suisse, les données indiquent une évolution plus équilibrée. L'aggravation des inégalités salariales est parfois citée comme une explication possible de la polarisation politique croissante en maint endroit.

2. Niveau intermédiaire: investissements et innovation

Nous avons maintenant un premier indice sur les raisons des différences de niveau de vie documentées au début: un peu partout, les revenus moyens augmentent parce que de plus en plus de biens et de services sont produits par habitant - ce processus de croissance est toutefois plus rapide dans certains pays que dans d'autres.
Or, cette explication ne semble en fait pas vraiment concluante. Au contraire, elle soulève de nouvelles questions. L'une d'entre elles est de savoir quelles forces se cachent derrière la croissance continue du PIB par habitant.

Facteurs de production

Pour répondre à cette question, nous devons identifier ce qu'il faut pour produire des biens et des services. Certes, cela nécessite de la main d'œuvre. Mais pas seulement: il y a toute une série d'autres facteurs de production qui jouent un rôle majeur. Il s’agit en premier lieu du capital réel, à la fois matériel (par exemple, les ordinateurs, les machines, les bâtiments) et immatériel (par exemple, les logiciels). Les facteurs de production non moins importants comprennent la formation de la main-d'œuvre (le «capital humain») ainsi que les connaissances techniques générales sur la production de biens. Enfin, il ne faut pas oublier de mentionner les ressources naturelles (par exemple, le sol, l'eau, les métaux). Si la disponibilité d'un ou plusieurs de ces facteurs s'améliore au sein d’une économie, la production par personne active augmente. En d’autres termes: des améliorations de la dotation en capital réel, une meilleure formation ou une extension des connaissances techniques dopent la productivité du travail.

Prenons l’exemple d'un cabinet d’architecture. Par le passé, l’architecte construisait la maquette d'une maison à la main, travail de longue haleine, et esquissait les plans correspondants sur sa planche à dessin. Aujourd'hui, les maisons sont conçues à l'aide d'un programme de dessin en 3D. Ce logiciel fonctionne sur un ordinateur équipé d'un puissant processeur, permet de visualiser le résultat sur un immense écran plat, sort les plans sur un traceur et produit le modèle physique à l'aide d'une imprimante 3D. Des formes simples de capital telles que des ciseaux, une règle et une planche à dessin ont ainsi été complétées au fil du temps par du capital sous forme d'ordinateurs, d'écrans plats et d'imprimantes 3D. – Des outils qui n'existent que grâce au progrès continue des connaissances techniques. L'architecte est donc plus productif aujourd'hui que par le passé. Le gain en productivité est particulièrement net si l'architecte s’appuie sur une bonne formation (continue). Des exemples similaires se trouvent dans nombre d’autres branches. Du coup, la productivité du travail a aussi augmenté de manière globale – et avec elle, le PIB par habitant. Examinons maintenant de manière plus générale comment la disponibilité des facteurs de production peut être améliorée au sein d’une économie. Nous commencerons par le capital réel, puis nous passerons à la formation et arriverons

Capital réel

Du capital réel supplémentaire se constitue lorsque les entreprises investissent – par ex dans des logiciels, des appareils électroniques, des machines, de l'immobilier. Même l'État investit, notamment dans les infrastructures publiques. Comme l’exemple précédent l’illustre clairement: les cabinets d’architecture notamment ont contribué au «stock de capital» au cours des dernières décennies en investissant dans des programmes de dessin en 3D, des ordinateurs performants et des imprimantes 3D.
Lorsque nous parlons d'investissement, nous devons immédiatement introduire un autre terme: l'épargne. Tout comme le revenu et la production sont indissociables, l'investissement et l'épargne sont aussi les deux faces d'une même médaille: pour réunir les fonds nécessaires à leurs investissements, les entreprises souscrivent des crédits auprès des banques - ces prêts, les banques les financent en acceptant l'épargne des ménages. En épargnant, les ménages achètent moins de biens de consommation et favorisent ainsi les investissements dans le capital réel. La part de l'épargne dans le PIB est appelée le taux d'épargne. En Suisse, le taux d'épargne se monte à près de 25 %, une valeur élevée en comparaison internationale. Un taux d'épargne plus élevé signifie davantage d’investissements et donc plus de capital réel. Soyons précis: comparons deux économies identiques en tous points (en particulier, nombre de personnes actives, formation, connaissances techniques) mais avec des taux d’épargne différents: celle enregistrant le taux d’épargne le plus élevé dispose de davantage de capital réel – ce qui se traduit par une productivité du travail supérieure et se reflète, par conséquent, dans un PIB par habitant plus important.

Croissance et changement climatique

La croissance économique continue est-elle compatible avec le développement durable? Les critiques affirment que la croissance conduit inexorablement au changement climatique, à la destruction progressive de l'environnement et à la surexploitation des ressources naturelles aux dépens des générations futures. Examinons de plus près la question du climat. La production et la consommation de biens provoquent généralement l’émission de CO2. Ce dégagement de nouveau CO2 dans l'atmosphère entraîne à son tour un réchauffement de la planète, avec de multiples conséquences pour l'être humain et l'environnement. Ces derniers temps, cependant, des efforts ont été déployés en faveur de la réduction des émissions de CO2 dans la production et la consommation de biens, à commencer par des innovations techniques telles que l'énergie éolienne ou solaire. Ces efforts suffiront-ils pour ramener les émissions de CO2 à zéro en dépit de la croissance continue de la production? Telle est la question. À l'heure actuelle, les émissions mondiales ne diminuent pas, mais poursuivent leur progression. Il est donc évident que des efforts supplémentaires considérables sont nécessaires pour stopper le changement climatique. Dans le cadre des accords mondiaux sur le climat, nombre de pays se sont engagés à fournir des efforts supplémentaires.

Le capital humain

Des parallèles importants existent entre le capital réel et la formation. Tous les deux nécessitent des investissements, même si dans ce dernier cas, nous parlons d’investissements dans la formation. C’est la raison pour laquelle la formation est souvent désignée par le terme de «capital humain».
Différents acteurs investissent dans la formation. Dans certains pays, l'État exploite ou finance une large gamme d’établissements de formation. En Suisse, cela va des écoles obligatoires aux universités en passant par les écoles professionnelles et les gymnases. Par ailleurs, nombre d’offres de formation sont gérées par des organismes privés, notamment dans la formation professionnelle continue. Revenons-en à l’exemple précédent du cabinet d’architecture : les architectes ont le choix entre une multitude de cours pour s’initier à l’utilisation des programmes de dessin en 3D, voire perfectionner leur pratique. Enfin, les entreprises elles-mêmes investissent dans la formation, notamment en veillant à ce que les nouveaux collaborateurs soient introduits dans leurs fonctions par le biais d’une formation pratique «sur le terrain». Les investissements dans la formation revêtant des formes tellement diverses, il n'existe guère de chiffres fiables sur leur montant total.
En Suisse, les dépenses publiques consacrées à la formation représentent à elles seules environ 5 % du PIB. Comme pour le capital réel, les règles suivantes s'appliquent: comparons deux économies identiques en tous points, mais avec des parts d'investissements dans la formation différentes dans le PIB: celle enregistrant la part la plus élevée affiche une productivité du travail supérieure et, par conséquent, un PIB par habitant plus important.

Le progrès et l’avenir du travail

Au moins depuis la révolution industrielle il y a plus de 200 ans, le progrès technologique allait régulièrement de pair avec l’angoisse que le travail pourrait «venir à manquer». Cette inquiétude est toujours d’actualité car l’automatisation croissante entraîne un peu partout une forte réduction du nombre d’emplois dans le segment des salaires moyens (comptables, responsables de vente). Or, jusqu’ici, de telles craintes se sont régulièrement avérées infondées, car la perte des postes existants a toujours été compensée par l’émergence de nouveaux emplois. Il semble qu'il en aille de même cette fois encore: à l’heure actuelle, les segments à bas salaires (soins, assistance à la personne) ainsi que ceux à salaires élevés (direction, recherche et développement) enregistrent une hausse du nombre de postes supplémentaires. Pour conclure, si le travail ne viendra pas à manquer cette fois encore, une polarisation accrue de la répartition des salaires n’est pas à exclure.

Les connaissances techniques

Lorsque le niveau des connaissances techniques s’améliore, nous parlons de progrès technologique. Ce dernier existe à plus d'un titre. Le progrès technologique donne par exemple de nouveaux produits (comme les imprimantes 3D). Dans ce contexte, nous parlons d’innovations en termes de produits. Le progrès technologique peut aussi découler d’innovations en termes de processus, c’est-à-dire de l’articulation plus efficace des processus de production. Le progrès des connaissances techniques et du savoir-faire résulte pour une bonne part directement de la recherche et du développement appliqués par les entreprises privées. Calque de l’anglais «Research and Development» ou R&D, l’expression «recherche et développement» s’est également établie dans l’espace francophone. Néanmoins, la R&D appliquée repose souvent sur les dernières découvertes de la recherche fondamentale telle qu’elle est menée au sein des universités.
Les logiciels modernes, par exemple, comme les programmes de dessin en 3D, s’appuient sur les récentes trouvailles en mathématiques. La recherche fondamentale et la R&D appliquée sont indissociables. Cette dernière «traduit» les nouvelles découvertes scientifiques en améliorations concrètes de produits existants ou en nouveaux produits. Dans les pays à la pointe de la recherche, les dépenses pour la R&D appliquée et la recherche fondamentale représentent conjointement entre 2% et 4 % du PIB.
Dans de nombreux pays, le progrès technologique est le véritable moteur de la croissance durable du PIB par habitant que nous observons. Il rend les travailleurs plus productifs et, ce faisant, encourage de nouveaux investissements en capital réel et en capital humain. Dans l’illustration 4, le progrès technologique se reflète dans la pente positive de la trajectoire de croissance. Le niveau de la trajectoire de croissance est également déterminé par d'autres facteurs. Par exemple, un taux d'épargne plus élevé (ou un investissement plus important dans la formation, calculé en pourcentage du PIB) est associé à une trajectoire de croissance plus élevée.

3. Niveau inférieur: institutions et capital social

Nous avons maintenant des réponses plus détaillées à la question des causes des différences de niveau de vie évoquées au début. Au fil du temps, le progrès technologique continu, accompagné de l'accumulation de capital réel et de capital humain, augmente la productivité du travail et donc le PIB par habitant. Les différences de niveau de vie entre les pays s’expliquent par le fait que les dépenses (rapportées au PIB) consacrées à la recherche et aux capitaux réel et humain varient fortement d'un pays à l'autre. Cette explication non plus n’est pas concluante et soulève, elle aussi, de nouvelles questions. Notamment: pourquoi les dépenses diffèrent-elles selon les pays alors qu’elles sont cruciales pour le processus de croissance ?

Motivation et possibilité

Plusieurs raisons à cela. Nous nous concentrons ici sur une explication qui a rencontré un large écho ces derniers temps. Celle-ci souligne l’importance des institutions et du capital social. Qu’entend-on par-là? Pour comprendre de quoi il retourne, il nous suffit de nous rappeler une chose très simple: les entreprises s’intéressent au nouveau capital réel ou à la R&D appliquée surtout lorsqu’elles en attendent un accroissement de leurs bénéfices. Il en va de même pour le capital humain: la motivation est d’autant plus grande pour suivre une formation professionnelle, des études ou une formation continue si les perspectives d’un salaire plus élevé ou de meilleures conditions de travail sont à prévoir. En d'autres termes, l'obtention d'un avantage économique incite souvent à investir dans le capital réel et le capital humain ou à s'engager dans la R&D appliquée. Toutefois, la motivation ne suffit pas, il faut aussi en avoir la possibilité: les entreprises ne peuvent investir que si elles ont accès au crédit. Une jeune entreprise avec une idée novatrice n’aura des chances de réussir que si les barrières à l’entrée du marché ne sont pas élevées. Enfin, les jeunes ne peuvent suivre une formation répondant à leurs capacités que si le système éducatif n'est pas uniquement ouvert à une minorité. Les bonnes institutions sont celles qui favorisent la motivation et garantissent largement ces possibilités. Le capital social y contribue.

De bonnes institutions

De bonnes institutions recouvrent de multiples aspects. Regardons-en quelques-uns de plus près. Nous avons vu, que l’espoir d'un avantage économique incite souvent à investir et à innover. De bonnes institutions veillent à ce que ceux qui ont vraiment investi ou innové réalisent des bénéfices ou reçoivent des salaires supérieurs – si la découverte devait effectivement se concrétiser –En d’autres termes, de bonnes institutions empêchent que les individus et les entreprises ne soient dépossédés a posteriori des produits de leurs efforts – que ce soit par le gouvernement, du fait de la corruption de l’administration publique, ou par les mafias privées. La protection des droits de propriété implique également que les résultats de la R&D ne puissent pas être copiés par la concurrence sans autre forme de procès. Sinon, investir dans la R&D n’aurait aucun intérêt: en cas de réussite, l’entreprise innovante serait immédiatement concurrencée par d’autres qui se seraient contentées de copier l’innovation; et si la pression concurrentielle est forte, il sera difficile de dégager un bénéfice susceptible de compenser les dépenses de R&D. C’est la raison pour laquelle des lois sur les brevets ont été édictées. Celles-ci confèrent aux entreprises qui ont par exemple développé un nouveau produit le droit exclusif d’exploiter cette innovation pendant un certain temps.
D’autres aspects de bonnes institutions sont essentiels afin de préserver le maximum d’opportunités. En premier lieu, il faut mentionner un système juridique qui fonctionne bien. Cela signifie que les litiges entre les parties contractantes soient tranchés rapidement et dans le respect des dispositions légales. Cet aspect est crucial, notamment pour un fonctionnement efficace du crédit
– et donc pour l'octroi de prêts bancaires qui permettent aux entreprises d'investir dans du nouveau capital réel. Autre point important: une politique sévère de la concurrence. Il s’agit de prévenir le fait que les grandes entreprises utilisent leur position dominante pour empêcher les concurrents nouveaux et innovants d'entrer sur le marché. Enfin, de bonnes institutions veillent à ce que les jeunes gens puissent accéder aux formations dont ils ont besoin même s'ils n’ont pas les moyens d’en assumer les coûts (égalité des chances en matière de formation). Cela peut prendre des formes très diverses, par exemple par le biais d'écoles et d'universités publiques, de systèmes de bourses ou de l'octroi de bons de formation.

Le « paradoxe chinois »

Nombre de chercheuses et de chercheurs s’accordent pour affirmer que de «bonnes» institutions, à savoir avec un niveau de corruption faible ou un système juridique efficace, sont les meilleures conditions préalables à l’investissement et à l’innovation. Or, de bonnes institutions ne semblent pas être une condition préalable absolue. La Chine enregistre depuis un certain temps des taux de croissance très élevés, bien que le pays soit en comparaison internationale fortement touché par la corruption par exemple. Cette «contradiction» est parfois appelée le «paradoxe chinois». Il n’existe actuellement aucune explication incontestée en la matière.
Ce qui est plus clair, en revanche, c'est que l'ouverture économique progressive du pays depuis les années 1980 et l'expérimentation constante de nouvelles réformes économiques ont largement contribué au «miracle économique» chinois. En outre, dans les années 1980, la Chine était l'un des pays les plus pauvres du monde et les plus en retard sur le plan technologique. Au début de la phase d'ouverture et de réforme, le potentiel de croissance fulgurante était donc énorme grâce à l'imitation rapide des technologies et des idées qui existaient déjà ailleurs (croissance de rattrapage). La Chine a sans aucun doute exploité ce potentiel avec brio.

Nous le savons tous: notre vie (économique) quotidienne repose en grande partie sur la coopération sous toutes ses formes. Comme nous l’avons déjà mentionné, une entreprise coopère par exemple avec une banque lorsqu’elle souhaite investir dans du nouveau capital réel. Dans le cadre de cette coopération, la banque met aujourd'hui un crédit à disposition; de son côté, l’entreprise s’engage à rembourser les fonds à une date ultérieure, intérêts compris. Il va de soi qu'il y a aussi des coopérations au sein des entreprises elles-mêmes. Par exemple, les entreprises contribuent parfois financièrement à la formation continue de leurs collaborateurs – en échange de la promesse que ces derniers ne la quitteront pas au terme de la formation.

Comment le passé façonne le présent

Les études historiques montrent que les conditions institutionnelles de la recherche et de l’innovation en Europe étaient particulièrement favorables à la veille de la révolution industrielle. Le morcellement politique de l'Europe a donné lieu à une sorte de «compétition» pour attirer les esprits les plus brillants. Ceci a incité les souverains à créer de «bonnes » conditions (certes, du point de vue de l'époque) pour la science. Aujourd'hui encore, les instituts de recherche en Europe jouissent d'un statut élevé. Mais les impulsions venues d'Europe n'ont pas uniquement été positives.
Considérons la traite européenne des esclaves en Afrique qui a duré plusieurs siècles. Des études montrent que les membres de groupes de populations dont les ancêtres ont été fortement touchés par l'esclavage ont encore aujourd'hui relativement peu confiance dans leur environnement (par exemple, voisins ou autorités locales). Conclusion: des événements survenus dans un passé lointain semblent pouvoir influencer les institutions et le capital social d'un pays jusqu'à aujourd'hui.

Dans ce monde fondé sur la coopération, le capital social joue un rôle majeur. Le capital social s’entend approximativement comme le réseau informel de relations entre les personnes, avec les normes et les valeurs qui y sont véhiculées. Le capital social permet aux individus d'avoir davantage confiance dans le fait que les promesses formulées dans le cadre de coopérations seront effectivement tenues. La confiance facilite la coopération - elle met de l’huile dans les rouages de la coopération. Bien entendu, il est important qu'une banque puisse s’appuyer sur un système juridique qui fonctionne bien (bonnes institutions) pour contraindre un emprunteur qui ne tient pas parole à rembourser un prêt. Mais c'est encore mieux si la banque peut être confiante dans le fait que l'emprunteur n'essaiera même pas de se soustraire au remboursement convenu dès le départ.

Les causes profondes

Revenons à la question posée au début de ce chapitre: pourquoi les investissements et les innovations sont-ils aussi différents d'un pays à l’autre? La réponse est évidente: les conditions nécessaires à l’accumulation de capital et à la R&D ne sont pas forcément également favorables dans tous les pays. Dans les pays où les institutions ne sont pas bonnes (grande corruption, système juridique qui ne fonctionne pas bien, système de formation cloisonné) et où le capital social est faible (manque de confiance), les conditions ne sont pas favorables. Seuls quelques individus et entreprises ont la motivation nécessaire et les moyens correspondants pour investir ou se montrer innovants. Dans les pays où les institutions sont bonnes et le capital social élevé, c’est le contraire qui se vérifie. Les différences mondiales en matière d'institutions et de capital social participent donc aux grandes différences de richesses et de niveau de vie entre les pays représentées sur l’illustration n°1. En d’autres termes, si le revenu moyen en Suisse est seize fois supérieur à celui du Kenya, c’est notamment parce que le niveau de corruption est plus faible en Suisse, son système juridique plus efficace et son système de formation plus accessible.
Nombre de chercheurs spécialistes de la croissance économique s’accordent en effet pour dire que des institutions défaillantes et un faible capital social constituent les principales causes profondes de la stagnation économique qui perdure ici et là. D’autres causes ne sont pour autant pas exclues (facteurs géographiques ou culturels par exemple). Les études soulignent néanmoins le rôle particulier joué par les institutions et le capital social. Nombre d’éléments indiquent que bonnes institutions, capital social et démocratie avancent de concert.
Après tout, dans une démocratie, les électrices et les électeurs sont en mesure de punir les politiques responsables des mauvaises institutions en les destituant. Tout n’est cependant pas encore bien clair. La recherche actuelle s’intéresse donc de 

près à la question de savoir comment de bonnes institutions et du capital social se développent exactement ou pas... Pour ce faire, les chercheuses et les chercheurs doivent bien souvent remonter loin dans l’histoire du pays ou de la région considérés. En d’autres termes, ils traitent de niveaux encore plus profonds que nous ne pouvons le faire ici. L’encadré «Comment le passé façonne le présent» vous en donne un petit aperçu.

Pauvreté et coopération au développement

Ces dernières décennies, le nombre de personnes vivant dans une extrême pauvreté a fortement reculé au niveau mondial. Notamment parce que la pauvreté est aujourd'hui beaucoup moins répandue en Chine et en Inde que par le passé. La forte croissance du PIB par habitant dans les deux pays les plus peuplés au monde a permis à des centaines de millions d'individus de sortir de la pauvreté. Or, tous les pays affichant (au départ) un faible PIB par habitant n’ont pas enregistré une telle progression au cours des décennies passées; comme mentionné plus haut, la stagnation perdure aussi ici et là. Par ailleurs, le monde actuel n’a pas éradiqué la pauvreté. D’après les estimations, quelque 700 millions de personnes continuent de vivre dans une extrême pauvreté dans les pays aux revenus moyens faibles à moyens. La coopération au développement a souvent pour objectif la réduction de la pauvreté résiduelle – cela va dans le sens des «objectifs de développement durable» adoptés en 2015, qui prévoient l'éradication de l'extrême pauvreté d'ici 2030.
Dans ce contexte, la coopération au développement consiste de nos jours essentiellement à aider les individus à sortir de la pauvreté. Concrètement, cela se traduit par exemple par un meilleur accès à la formation, aux services de santé et à ceux des établissements financiers (octroi de crédits compris). La collaboration au développement contribue ainsi à la création d’incitations et d’opportunités pour encourager les personnes pauvres à sortir de la pauvreté par leurs propres moyens. Cette collaboration n’aboutit toutefois pas toujours au résultat escompté. Son efficacité est particulièrement remise en cause lorsque le problème de la pauvreté ne découle pas d’un manque de savoir-faire ou de ressources – mais de la corruption des autorités locales ou d’une absence de contrôle démocratique qui pousserait ces dernières à combattre la pauvreté généralisée. C’est notamment l’une des raisons pour lesquelles, l’aide est parfois apportée en contournant les institutions gouvernementales existantes, par exemple en recourant à des organisations non gouvernementales ou à des entreprises privées.
Un tel procédé n'est toutefois pas anodin. La mise en place de structures parallèles comporte notamment le risque de miner davantage encore des institutions étatiques déjà faibles. Il ressort de la discussion précédente que de bonnes institutions sont essentielles à la croissance durable. C'est la raison pour laquelle de plus en plus de voix s'élèvent aujourd'hui pour réclamer que la coopération au développement associe plus étroitement les institutions étatiques existantes - surtout lorsqu’elles disposent d'une certaine légitimité, même minime, et qu’il existe un semblant de contrôle démocratique. À court terme, cela peut certes impliquer davantage d’efforts et des résultats plus modestes. Si les institutions étatiques pouvaient ainsi être renforcées et la confiance entre les citoyens et l'État restaurée, cela améliorerait durablement les conditions de la croissance et de la réduction de la pauvreté.
 

L’essentiel en bref

1
Niveau de vie

Dans certains pays, le revenu moyen est aujourd’hui bien plus élevé que par le passé. Le revenu moyen en Suisse par exemple a ainsi été pratiquement multiplié par huit au cours des 100 dernières années. De telles élévations du niveau de vie surviennent lorsque la production de marchandises et de services – le produit intérieur brut (PIB) – croît sur une longue période plus rapidement que la population. Toutefois, la croissance du PIB par habitant n'a pas été aussi rapide partout. C’est la raison pour laquelle, il existe aujourd'hui de grandes différences de niveaux de vie d'un pays à l’autre.

2
Progrès technologique

Le véritable moteur de la croissance continue du PIB par habitant réside dans le progrès technologique. Il permet à chaque employé de produire davantage de marchandises et de services par unité de temps.
Conjugué aux investissements en découlant dans le capital réel et le capital humain, le progrès technologique intensifie la productivité du travail dans de nombreux domaines. Le progrès technologique peut se refléter aussi bien dans des innovations en termes de produits qu’en termes de processus. Il résulte souvent de la recherche et du développement appliqués (R&D) pratiqués par les entreprises, laquelle repose d’ailleurs souvent sur les dernières découvertes de la recherche fondamentale.

3
Différence de niveau de vie

L’engagement dans la R&D ou l’investissement dans du nouveau capital impliquent motivation et possibilité. Et pour cela, il faut aussi de bonnes institutions. On entend par là le fait d’être protégé contre la spoliation (incl. protection des brevets), un système juridique qui fonctionne bien, de faibles barrières à l’entrée sur les marchés ainsi qu’un accès facile au système d’éducation et de formation. Même le capital social et la confiance réciproque en découlant revêtent une grande importance en la matière. Enfin, les différences de niveau de vie observables actuellement d'un pays à l’autre sont largement imputables aux différences entre les institutions et en matière de capital social.