Diplômée en économie politique de l’Université de St. Gall ainsi qu'en philosophie et politique publique de la London School of Economics and Political Science. Thèmes: Politique économique actuelle, économie publique, économie comportementale, économie de l’information
Serions-nous tous des travailleurs numériques qui nous ignorons?
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Le blog de la semaine dernière nous apprenait que des activités aussi banales que celles de «tweeter» ou d’effectuer une recherche Google étaient assimilées à du «digital labor». Mais peut-on vraiment considérer ce genre d’activités comme du «travail» à proprement parler et devrions-nous être rémunérés pour nos contributions qui alimentent l’économie du Net? Voilà les questions qu’aborde le blog de cette semaine.
Du côté du oui: de la création de valeur
Toutes ces activités créent de la valeur ajoutée. La publication de contenus (articles, commentaires, feedbacks, vidéos, photos, etc.) génère évidemment de la valeur qui peut être capturée par les entreprises numériques, mais ce n’est pas tout… Chaque «like», chaque «partage» sur Facebook livre des informations/métadonnées qui ont également une valeur marchande et qui peuvent être exploitées, en vue, par exemple, d’affiner le ciblage publicitaire. Et puis, chaque recherche entrée sur Google permet au géant d’améliorer l’efficacité de son algorithme.
Pour Antonio Casilli, dans la mesure où ces activités sont productrices de valeur, mais ne sont pas rémunérées, elles relèvent de l’exploitation. Celles-ci seraient d’ailleurs tout à fait susceptibles d’être rémunérées, puisqu’elles sont soumises à des métriques de performances (nombre de tweets et retweets, d’amis, de «likes», rankings en tout genre, etc.). Selon lui, cette non rémunération précariserait le «digital laborer» dont le travail ne serait pas reconnu en tant que tel. Il fait allusion en particulier aux sites journalistiques qui refusent parfois de rémunérer leur blogueurs.
Du côté du non: le loisir avant tout
Certaines critiques traitent parfois la théorie du digital labor de condescendante puisque celle-ci tend à infantiliser les internautes en leur expliquant «qu’ils travaillent pour enrichir une variante subtile du capitalisme» qui les a mis à l’œuvre sans même qu’ils ne se rendent compte de leur aliénation. Mais les internautes perçoivent souvent certaines activités liées au digital labor comme des activités de loisirs ou de partage. Même s’ils sont (parfois) conscients de contribuer à la génération de revenus pour les grandes entreprises numériques, ces derniers ne considèrent pas les activités telles que «liker» du contenu comme étant du travail.
Et puis, après tout, ces activités profitent également souvent à l’utilisateur qui bénéficie, entre autres, d’une plateforme améliorée (souvent gratuitement), d’algorithmes optimisés ou de gains d’opportunités. Certains qualifient cette situation de «win-win».
Quelles formes de rémunération seraient-elles envisageables?
1. Une rémunération «au clic»
Il s’agit d’un système de rémunération basé sur le travail effectif des usagers (temps passé sur la plateforme ou au remplissage d’un formulaire tel qu’on le connait, par exemple, sur les plateformes de «micro-travail»). Selon Casilli, un tel système de rémunération ne prend pas en considération une grande partie de la valeur engrangée par les utilisateurs, puisqu’il ignore les externalités positives associées à la mise en réseau des données. Selon Pierre Bellanger, la valeur effective des données personnelles croît de manière exponentielle pour chaque nouvel utilisateur rejoignant le réseau.
2. Un système de droits commerciaux ou de micro-royalties
Il s’agit d’un système de rémunération basé sur le modèle des droits d’auteur. Chacun serait «l’entrepreneur de ses données» et pourrait obtenir une micro-redevance à chaque fois que les données qu’il produit seraient (ré)utilisées.
3. Un revenu de base inconditionnel (RBI)
Casilli propose de redistribuer les bénéfices engendrés par les grandes entreprises numériques grâce aux utilisateurs sous forme d’un revenu de base inconditionnel. Il s’agirait de reconnaître le fruit du digital labor comme collectif et de le rémunérer en tant que produit commun (cela inclurait donc les externalités positives liées à la mise en réseau).
Cela appellerait naturellement à une réforme de la fiscalité numérique via, par exemple, une taxation des entreprises en fonction des profits qu’elles génèreraient dans chaque pays, grâce au travail des internautes. Une coopération internationale et une action conjointe seraient nécessaires en la matière. On observe néanmoins déjà quelques tentatives unilatérales émanant de certains pays qui cherchent, par exemple, à taxer les recettes publicitaires engendrées auprès des publicitaires locaux. Ainsi, Facebook a dû s’acquitter de plus d’impôts au Royaume-Uni cette année, alors que l’entreprise a son siège en Irlande.
Si l’idée du RBI déplaît, on pourrait également tout à fait imaginer de se servir des revenus perçus au moyen de cette taxe pour financer des biens publics, des assurances sociales, ou procéder à des baisses d’impôts.
Et vous, qu’en pensez-vous? Considérez-vous le digital labor comme du travail méritant salaire?
Blogs apparentés:
Pour en savoir plus:
- Inaglobal. Le digital labor est-il vraiment du travail? (26.01.2016)
Article remettant en question le fait que le «digital labor» puisse être assimilé à du travail. - Libération. Antonio Casilli: «Poster sur Facebook, c’est travailler. Comment nous rémunérer?». (11.09.2015)
Article au sujet de la valeur et de la rémunération du digital labor. - Jef Klak. «Le digital labor est conçu pour ne pas avoir l’apparence d’un travail». (01.2015)
Entretien avec Antonio Casilli. - RTS (Vertigo). Media: Nous sommes tous des travailleurs exploités de Facebook. (05.10.2015 – Durée: 05:55)
Emission de radio donnant un aperçu de l’envergure du phénomène du digital labour.
Noémie Roten,
Diplômée en économie politique de l’Université de St-Gall.
Cet article est une contribution d’une invitée. Son contenu n’engage que la responsabilité de l’auteur.
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